La position sociale de l’artiste
Max Beckmann

I. Le talent de faire sa propre réclame est la condition préalable à l’exercice de la profession d’artiste.

II. Le respect de l’argent et du pouvoir est une chose qui ne peut être trop inculquée au génie naissant.

III. La vénération portée à l’autorité critique doit dominer son existence. Il doit obéir strictement à ses prescriptions et ne jamais oublier que l’art n’est qu’un objet servant à réaliser la seule prestation positive du pouvoir critique.

IV. Le plus grand danger pour un artiste est d’avoir l’échine trop raide. Gare à lui s’il ne parvient pas, par de continuels exercices d’assouplissement social, à garder à ses vertèbres la flexibilité requise.

V. Il doit donc être conscient qu’il n’est qu’un membre au service de la société. En somme rien d’autre que n’importe quel employé supérieur. Il est tout à fait naturel qu’on puisse répondre à ses prétentions qu’une fois les besoins cruciaux de la société satisfaits, la voiture ou le voyage en Égypte par exemple.

VI. L’artiste est autorisé à jouir tranquillement de son ministère. Il ne doit cependant surtout pas oublier que la mode change tous les cinq ans. Il fait donc bien de ne pas bénéficier d’une trop grande « tranquille jouissance » mais de s’orienter à temps dans la nouvelle direction.

VII. Outre le talent pour la réclame, le plus important pour l’artiste est d’avoir une amie ou une belle épouse. On peut imaginer diverses utilisations possibles de ses talents.
— Qui, mieux que la bien-aimée de l’artiste, pourrait dérider le front ténébreux du fabricant de mousseux ou du marchand de cuir, ébranlé par des transactions impressionnantes, traversé par des plans de conquête du monde, balayé par des tempêtes cosmiques. D’une main douce, elle caressera le crâne du puissant en proie au chaos et le conduira avec douceur, couché sur son tendre corps, dans les sphères du songe et de l’art.

VIII. La religion, la politique et la vie sont étrangères à l’artiste. Il ne doit pas oublier que, tel un sylphe, son seul devoir consiste à saupoudrer le monde de pollen multicolore. Il est là pour le divertissement et le bon plaisir des puissants. Le « petit monde enjoué des artistes » doit se cantonner dans ses modestes limites. Il est donc conseillé, au cas où la nature aurait malencontreusement concédé à l’artiste un rien de raison, voire de sens critique, déceler soigneusement ces qualités. Ce n’est que tant que sa naïveté humaine est fermement établie qu’il peut caresser l’espoir de se voir reconnu par le public.

IX. L’évènement le plus favorable à l’artiste est bien entendu sa mort. C’est seulement lorsque le dernier reste de ce personnage, dérangeant de son vivant, est enfin rongé par les vers, que l’humanité peut se réjouir de son œuvre. Alors seulement les réalisations de l’artiste appartiennent réellement à ses contemporains et s’ils en achètent, elles sont comme s’ils les avaient faites eux-mêmes. Il est donc vivement conseillé à l’artiste de mourir au bon moment. Alors seulement il met la dernière main à son ouvrage.

X. L’artiste qui épousera ces préceptes bénéficiera d’une vie agréable. Il sera un élément apprécié et non dérangeant dans la vie publique et ses contemporains auront à cœur de lui accorder la part d’amour et de reconnaissance qui lui est due.

Max Beckmann, 1927

Max Beckmann, Ecrits, Paris, Ecole Nationale Supérieure des Beaux-Arts, 2002, Ecrits d’artistes